La Sainte Messe, centre et racine de la vie du chrétien

« Je vous ai toujours appris, mes enfants très chers, que la racine et le centre de votre vie spirituelle est le Saint Sacrifice de l’autel” (1).

Saint Josémaria a très souvent repris, par écrit, oralement, que l’Eucharistie est le centre et la racine de la vie du chrétien.

L’auteur de cette étude considère, tout d’abord, le fondement dogmatique et le contenu théologique de l’expression dont se servit si souvent saint Josémaria Escriva. Puis, en s’appuyant toujours sur son enseignement, il essaie de montrer ce que cette expression entraîne dans l’existence quotidienne du chrétien.

Il abordait tout particulièrement ce sujet lorsque, dans sa prédication, il développait la doctrine catholique sur le Sacrifice Eucharistique et lorsqu’il parlait de la vocation chrétienne comme étant une vie dans le Christ, avec une âme sacerdotale. « Si le Fils de Dieu — écrivait-il en 1940 — s’est fait homme puis est mort sur une Croix, c’est bien pour que tous les hommes ne fassent qu’une seule chose avec Lui et avec le Père (cf. Jn 17, 22). De ce fait, nous sommes tous appelés à faire partie de cette unité divine. C’est donc avec une âme sacerdotale, en faisant de la Sainte Messe le centre de notre vie intérieure, que nous cherchons à être avec Jésus, entre Dieu et les hommes.2».

Il nous encourageait tous à être conséquents avec la centralité de l’Eucharistie dans la vie de l’Église et dans notre vie personnelle, en nous présentant quotidiennement avec toute notre existence au Sacrifice Eucharistique: « Lutte pour que le Saint Sacrifice soit le centre de ta vie intérieure, de sorte que toute ta journée devienne un acte de culte — un prolongement de la Messe à laquelle tu as assisté et une préparation à celle du lendemain — débordant de jaculatoires, de visites au Saint-Sacrement, d’offrande de ton travail professionnel et de ta vie familiale…3». L’exemple de sa vie personnelle étayait ses propos. C’est ce dont témoigne mgr Alvaro del Portillo : « Durant quarante ans, jour après jour, j’ai été le témoin de son application à faire de chaque journée un holocauste, un prolongement du Sacrifice de l’Autel. La Sainte Messe était le centre de son dévouement héroïque au travail et la racine qui vivifiait sa lutte intérieure, sa vie d’oraison et de pénitence. C’est grâce à cette union au Sacrifice du Christ que son activité pastorale a acquis une valeur sanctificatrice impressionnante : tout était vraiment operatio Dei en chacune de ses journées, Opus Dei, un authentique chemin de prière, d’intimité avec Dieu, d’identification au Christ dans un don total pour le salut du monde.4»

Je vais considérer dans ce travail tout d’abord le fondement dogmatique et le contenu théologique de l’expression « la Sainte Messe est le centre et la racine de la vie du chrétien » si fréquemment utilisée par saint Josémaria. Je tâcherai après de montrer, en me servant aussi de ses enseignements, ce que cette expression implique pour la vie quotidienne du chrétien.

L’Eucharistie, perpétuation dans le temps de l’Église du courant d’Amour trinitaire pour les hommes

À l’approche des textes de saint Josémaria l’on perçoit vite le sens profond de la filiation divine qui s’y reflète et la perspective trinitaire qui est présente en tous ses écrits5.Pour ce qui est du Saint Sacrement, dans son homélie « Eucharistie, mystère de foi et d’amour », prononcée le 14 avril 1960, il nous permet d’approcher le Mystère Eucharistique en s’exprimant ainsi

« Le Dieu de notre foi n'est pas un être lointain, qui contemple avec indifférence le sort des hommes: leurs aspirations, leurs luttes, leurs angoisses. C'est un Père qui aime ses enfants au point d'envoyer le Verbe, Seconde Personne de la Très Sainte Trinité, pour que, en s'incarnant, Il meure pour nous et nous rachète. C'est ce même Père aimant qui nous attire maintenant doucement vers Lui, par l'action du Saint-Esprit qui habite en nos cœurs.

La joie du Jeudi Saint vient de là : du fait de comprendre que le Créateur a débordé d'affection pour ses créatures. Notre Seigneur Jésus-Christ, comme si toutes les autres preuves de la miséricorde n'avaient pas été suffisantes, institue l'Eucharistie pour que nous puissions L'avoir toujours près de nous et parce que — dans la mesure où nous pouvons comprendre — poussé par son Amour qui pourtant n'a besoin de rien, Il ne veut pas se passer de nous. La Trinité s'est éprise de l'homme, élevé à l'ordre de la grâce et fait à son image et ressemblance (Gn 1, 26); Elle l'a racheté du péché — du péché d'Adam, qui est retombé sur toute sa descendance, et des péchés personnels de chacun — et Elle désire vivement demeurer dans notre âme…Ce courant trinitaire d'amour pour les hommes se perpétue d'une manière sublime dans l'Eucharistie.6»

La présence et l’action de la Trinité dans le Sacrifice eucharistique est le noyau central de sa réflexion. « La Sainte Messe est le don de la Trinité à l'Eglise On comprend ainsi que la Messe soit le centre et la racine de la vie spirituelle du chrétien.7» Pour saint Josémaria, l’Eucharistie nous manifeste et nous fait partager l’amour du Père qui, dans son dessein salvifique, a envoyé son Fils Unique dans le monde pour nous racheter et nous accorder la vie éternelle. Il nous montre et nous offre l’amour du Fils, le Pain descendu du ciel qui, obéissant à la volonté de son Père, a livré sa vie pour nous. Il nous révèle et nous communique l’amour de l’Esprit Saint, par l’œuvre duquel le Verbe s’est fait chair et continue de se rendre présent parmi nous, à chaque célébration de l’Eucharistie, en nous offrant sa chair vivifiée par le Saint-Esprit.

« Toute la Trinité est présente dans le sacrifice de l'autel. Par la volonté du Père, avec la coopération du Saint-Esprit, le Fils s'offre en oblation rédemptrice.8» Chaque fois que l’Église célèbre l’Eucharistie, le Seigneur devient présent sous les signes sacramentels du pain et du vin, par un acte où il offre sa propre vie au Père afin de délivrer l’humanité toute entière de l’esclavage du péché. C’est dans le Christ et avec le Christ que son œuvre salvifique se rend présente, le Sacrifice de notre rédemption dans la plénitude du mystère pascal, c’est-à-dire de sa Passion, sa Mort et sa Résurrection. Il ne s’agit pas d’une présence statique, purement passive, puisque le Seigneur est présent avec le dynamisme salvifique de sa Mort et de sa Résurrection glorieuse. Il se rend présent comme une Personne qui vient à notre rencontre pour nous racheter, pour nous montrer son amour, pour nous donner sa propre vie avec le Pain de la vie éternelle et le Calice de l’éternel salut, pour nous unir à Lui et faire qu’en Lui, dans le Christ et sous l’action du Saint-Esprit, nous restituions au Père, en action de grâces, tout ce qui provient du Père.

« L'amour de la Trinité pour les hommes fait que, de la présence du Christ dans l'Eucharistie, naissent pour l'Eglise et pour l'humanité toutes les grâces.9» De ce courant trinitaire d’amour que le Très Saint-Sacrement livre aux chrétiens découle la force qui leur permet de vivre dans le Christ, animés par un seul Esprit, fils d’un seul Père, attachés à se livrer totalement eux-mêmes, totalement engagés à l’édifier l’Église et à transformer le monde selon le dessein de Dieu. L’Eucharistie n’est donc pas un mystère à seulement admirer à la lumière de la foi. Elle est infiniment plus que cela, puisque c’est dans ce sacrement que le Christ nous invite à accueillir le salut qu’il nous offre, à recevoir les dons sacrificiels de son Corps et de son Sang comme nourriture de la vie éternelle, en nous permettant d’entrer en communion avec Lui, avec sa Personne et son Sacrifice, et en communion avec tous les membres de l’Église, son Corps Mystique.

[…]

La participation au Sacrifice Eucharistique dans l’enseignement de saint Josémaria Escriva

Il y a dans les écrits de saint Josémaria une vision profondément unitaire des différents aspects du Mystère Eucharistique. Il souligne tout particulièrement la dimension sacrificielle de la liturgie eucharistique, en la considérant dans la perspective adéquate, à savoir, dans l’ordre de la sacramentalité de l’Église : la Sainte Messe est « le Sacrifice sacramentel du Corps et du Sang du Christ10». Avec la Tradition de l’Église, il identifie ce sacrifice sacramentel au Sacrifice unique de notre Rédempteur : « C'est le sacrifice du Christ offert au Père avec la coopération du Saint-Esprit: oblation d'une valeur infinie, qui éternise en nous la Rédemption. 11» Et en contemplant cette réalité avec les yeux de la foi et de l’amour, il découvre que « ce sacrifice contient tout ce que Dieu veut de nous12». Ce qu’Il veut lorsque nous participons à la liturgie de l’eucharistie et à tout moment de notre existence.

En effet, Dieu Notre Père veut que nous vivions d’après ce que nous sommes, comme des fils dans le Fils, identifiés au Christ dans l’amour et l’obéissance filiale. Et cette identification se fait singulièrement grâce à l’Eucharistie. Dans le Christ-Jésus, en communion avec son être théandrique, nous pouvons vivre dans une constante relation d’amour filial avec le Père ; et le Père déverse sur nous sa paternité débordante d’amour. De plus, grâce à la communion au corps du Christ, à son humanité vivifiée par l’Esprit et vivifiante, nous entrons aussi en communion avec la troisième Personne de la Trinité, en recevant ainsi la force de l’amour du Saint-Esprit, qui crée tout, renouvelle tout, embrase et sanctifie tout. Il nous christifie et nous fait sentir notre filiation divine en Christ. C’est dans ce sens que saint Josémaria s’exprimait :

« A la Messe, la vie de la grâce que le Baptême a déposée en nous et qui grandit, fortifiée par la Confirmation, s'achemine vers sa plénitude. Quand nous participons à l'Eucharistie, écrit saint Cyrille de Jérusalem, nous faisons l'expérience de la spiritualisation déifiante du Saint-Esprit, qui non seulement nous configure au Christ, comme il arrive au Baptême, mais nous rend entièrement semblables au Christ, en nous associant à la plénitude du Christ Jésus.

L'effusion de l'Esprit Saint, en nous rendant semblables au Christ, nous conduit à nous reconnaître enfants de Dieu. Le Paraclet, qui est charité, nous apprend à imprègner toute notre vie de cette vertu; et consummati in unum (Jn 17, 23), devenus un avec le Christ, nous pouvons être au milieu des hommes, ce que saint Augustin dit de l'Eucharistie: signe d'unité, lien de l'Amour (St. Augustin, In Ioannis Evangelium tractatus, 26, 13 : PL 35, 1613). 13 »

La contemplation de l’amour que le Christ nous manifeste en l’Eucharistie et, surtout, l’identification à Lui — par la foi, la grâce christoconformante du sacrement et l’action du Paraclet en notre âme — ne saurait laisser dans l’indifférence ou la passivité le chrétien qui participe au Sacrifice Eucharistique. « Répondre à tant d'amour exige de nous un don total du corps et de l'âme. 14» Cela nous demande de nous livrer à Lui : par amour, avec un don total, inconditionnel, humble, caché et persévérant.

Ce que Dieu attend de nous à chaque célébration eucharistique c’est que nous sachions adhérer pleinement aux paroles du Christ : prenez et mangez… ceci est mon corps, qui sera livré pour vous ; prenez et buvez, ceci est le calice de mon sang, qui sera versé pour vous et pour la multitude pour la rémission des péchés. Le commandement du Seigneur, faites ceci (ce que J’ai fait moi-même) en mémoire de Moi, demande non seulement que le prêtre qui célèbre redise ces paroles et refasse ces gestes mais que, comme le Christ le veut, nous accueillions tous, par la foi et l’amour, le don qu’il nous fait, et qu’unis à Lui, nous sachions nous offrir au Père, dans l’Esprit, pour le salut du monde.

Tous les fidèles, tout le Peuple sacerdotal de Dieu et non seulement le prêtre célébrant, sont appelés à vivre l’Eucharistie de cette façon-là, à actualiser leur don au Seigneur au moment de la consécration des dons, moment où, grâce à la présence de la Personne du Christ, est actualisé son acte d’offrande sacrificielle, et au moment de la communion, lorsqu’on devient une seule chose avec la Victime divine15. En effet, bien que seul le ministre sacramentellement ordonné, évêque ou prêtre, soit habilité à agir in persona Christi dans le Sacrifice eucharistique, la célébration eucharistique concerne et engage chaque fidèle présent, qui, en vertu de son sacerdoce commun (c’est-à-dire de sa participation au sacerdoce du Christ, reçue au baptême) est appelé à offrir au Père un culte spirituel, le sacrifice de sa vie, unie au Sacrifice du Christ. Les fidèles ne sauraient être que de simples spectateurs d’un acte de culte réalisé par le prêtre célébrant. Tous peuvent et doivent participer à l’offrande du Sacrifice.

Saint Josémaria a fermement insisté sur cette doctrine de l’Église en apprenant aux fidèles à renouveler pendant la Sainte Messe l’offrande de leur vie et les œuvres de leur journée, tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons : notre intelligence, notre volonté et notre mémoire ; le travail, les joies et les contrariétés. Il faut tout mettre sur l’autel, afin que le Seigneur l’assume et lui accorde une valeur salvifique « en cet instant suprême — où le temps rejoint l'éternité — du Saint Sacrifice de la Messe16». L’existence toute entière devait être orientée, jour après jour, vers le Sacrifice eucharistique, il apprenait ainsi à tous à vivre avec une âme sacerdotale. Il anticipait ainsi ce que le Concile Vatican II allait affirmer en parlant des fidèles chrétiens : « Toutes leurs œuvres, leurs prières et leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale, leur travail de chaque jour, leur détente intellectuelle et corporelle, si tout cela se fait dans l’Esprit et même les peines de la vie, si elles sont supportées avec patience, deviennent des offrandes spirituelles, offertes à Dieu par Jésus-Christ (cf. 1 P 2, 5) , qui dans la célébration de l’Eucharistie sont offertes pieusement au Père avec l’offrande du corps du Seigneur. 17»

Ce qui a été dit pour les fidèles s’applique tout particulièrement au prêtre célébrant : étant donné que dans la célébration eucharistique il agit in persona Christi, il est appelé à s’identifier d’une façon particulière au Christ, Victime et Prêtre. L’offrande de sa propre vie au Père, par le Christ et dans le Christ, doit être une réalité pour lui à chaque célébration de l’Eucharistie. C’est dans ce sens que le décret Presbyterorum ordinis affirme « qu’en s’unissant à l’acte du Christ Prêtre, chaque jour, les prêtres s’offrent à Dieu tout entiers18 ». Ce qu’ils réalisent sacramentellement sur l’autel engage leur vie entière : ils sont appelés à se livrer pleinement, dans le Christ et avec le Christ, au Père, en permettant ainsi au Seigneur d’assumer leur vie entière pour lui donner une plénitude de sens et une valeur rédemptrice.

Saint Josémaria était pleinement conscient de cette vérité, il la rappelait fréquemment aux prêtres et en vivait tous les jours au Sacrifice de l’Autel.

« C’est par le sacrement de l’ordre que le prêtre est effectivement en mesure de prêter à Notre Seigneur sa voix, ses mains, tout son être ; c’est donc Jésus-Christ qui, à la Sainte Messe, par les paroles de la consécration, change la substance du pain et du vin en son Corps, son Âme, son Sang et sa Divinité.

C’est là le fondement de l’incompréhensible dignité du prêtre. Une grandeur d’emprunt, compatible avec ma petitesse. Je demande à Dieu Notre Seigneur de donner à tous les prêtres la grâce de réaliser saintement les choses saintes, de refléter aussi dans notre vie, les merveilles des grandeurs du Seigneur. Nous qui célébrons les mystères de la Passion du Seigneur, nous devons imiter ce que nous faisons. C’est alors que l’Hostie prendra notre place devant Dieu, si nous devenons des hosties nous-mêmes (Saint Grégoire le Grand, Dialogue 4, 59). 19»

Mgr Alvaro del Portillo, témoin privilégié de la foi et de l’amour avec lesquels saint Josémaria célébrait chaque jour la Sainte Messe nous dit :

« Lorsqu’il élevait le Pain eucharistié et le Sang de Notre Seigneur, il disait dans son cœur, puisque les rubriques ne permettent de rien dire à voix haute, quelques prières et ce avec une persévérance héroïque et pendant des dizaines d’années.

Concrètement, lorsqu’il avait dans ses mains l’Hostie consacrée, il disait : Mon Seigneur et Mon Dieu, l’acte de foi de Saint Thomas Apôtre. Puis, en s’inspirant d’une invocation évangélique, il répétait lentement : Adauge nobis fidem, spem et charitatem ; il demandait au Seigneur pour toute l’Œuvre la grâce d’une plus grande foi, d’une plus grande espérance, d’une plus grande charité. Immédiatement après, il répétait une prière s’adressant à l’Amour miséricordieux, qu’il avait apprise et médité dans sa jeunesse, mais dont il ne se servait jamais dans sa prédication. Ce n’est que longtemps après qu’il nous a avoué qu’il la récitait : Père très Saint, par le Cœur Immaculé de Marie, je vous offre Jésus, Votre Fils Bien-aimé et je m’offre moi-même en Lui, par Lui et avec Lui, à toutes ses intentions et au nom de toutes les créatures. Ensuite il ajoutait l’invocation : Seigneur, accorde-nous la pureté et le gaudium cum pace, à moi et à tous. Il pensait tout naturellement à ses enfants dans l’Opus Dei. Finalement, lorsqu’il faisait sa génuflexion, après avoir élevé l’Hostie ou le Calice, il récitait la première strophe de l’hymne eucharistique Adoro te devote, latens deitas, et il disait au Seigneur : Bienvenu sur l’autel !

Je dis bien que tout cela il ne le faisait pas qu’une fois, de temps à autre, mais quotidiennement, et jamais de façon mécanique, mais de tout son amour et de toute sa vibration intérieure. 20 »

On peut facilement comprendre la joie de saint Josémaria lorsqu’il lut dans le décret Presbyterorum ordinis ce qu’il pratiquait depuis fort longtemps à savoir que la célébration du Sacrifice eucharistique « est le centre et la racine de toute la vie du prêtre, de sorte que l’âme sacerdotale s’efforce de reproduire en elle-même ce qui est réalisé sur l’autel du sacrifice21».

Saint Josémaia vécut et apprit à vivre ce don de la vie personnelle au Seigneur dans la Messe (« notre Messe, Jésus », écrit-il en Chemin22), avec une radicalité totale, sans que ça se limite à une résolution intérieure, formulée dans le cadre de la célébration liturgique : « Nous devons aimer la Sainte Messe qui doit être le centre de notre journée. Si nous vivons bien la Messe, comment ne pas nous trouver le reste de la journée à penser au Seigneur, démangés par l’envie de ne pas nous éloigner de sa présence, à travailler comme il travaillait et à aimer comme Il aimait ? 23 » Pour sa part, il faisait en sorte que toute sa journée fût une messe prolongée, en vivant au quotidien une existence « totalement eucharistique24 ». À ce propos, voici ce qu’il disait en 1945 : « Aussi, très unis à Jésus dans l’Eucharistie, aurons-nous une présence de Dieu continuelle, au milieu des occupations ordinaires propres à la situation de chacun en ce pèlerinage sur terre, en cherchant le Seigneur en tout temps et en toutes choses. En ayant dans l’âme les mêmes sentiments du Christ sur la Croix, nous ferons que notre vie soit une réparation incessante, une pétition assidue et un sacrifice permanent pour toute l’humanité, parce que le Seigneur vous accordera un instinct surnaturel pour purifier toutes les actions, les élever à l’ordre de la grâce et les convertir en un instrument d’apostolat. Ce n’est qu’ainsi que nous serons des âmes contemplatives au milieu du monde, comme notre vocation nous le demande, et nous arriverons à être des âmes vraiment sacerdotales en faisait que tout ce qui nous touche soit une continuelle louange à Dieu. 25 »

Il nous a très concrètement appris à placer de façon très pratique la Sainte Messe au cœur de notre vie quotidienne : il partageait les 24 heures de la journée en deux parties : « Jusqu’à midi, il vivait la présence de Dieu en la centrant sur l’action de grâces pour la Messe célébrée et, après la récitation de l’Angélus, il commençait à se préparer à la Messe du lendemain. 26 » Tout ce temps là il le remplissait d’actes de foi, d’espérance et d’amour pour le Seigneur. Il lui demandait le pardon de ses péchés et de ceux de tous les hommes. Il demandait inlassablement « des âmes d’apôtre » et il renouvelait l’intention de mettre toutes ses prières, ses tâches, ses pensées, ses affections, ses joies et ses souffrances, sur la patène, afin que le Seigneur puisse tout assumer et accorder à tout une valeur rédemptrice. Saint Josémaria considéra que cet enseignement sur la participation des fidèles au Sacrifice Eucharistique était une partie essentielle du ministère sacerdotal. « Tous les élans et les besoins du cœur du chrétien trouvent à la Sainte Messe le meilleur des épanchements : celui qui, par le Christ, atteint le Père, dans l’Esprit Saint. Le prêtre doit être spécialement attaché à ce que tous le sachent et le vivent.

Normalement, aucune autre activité ne devrait prendre le dessus : enseigner et faire aimer et vénérer la Sainte Eucharistie doit toujours passer en premier. 27 » Un peu plus loin, il souligne l’unité de la consécration et de la mission du prêtre : « Un prêtre qui vit ainsi la Sainte Messe — en adorant, en expiant, en impétrant, en rendant grâce, en s’identifiant au Christ —, et qui apprend aux autres à faire du sacrifice de l’Autel le centre et la racine de la vie du chrétien, faire voir réellement la grandeur incomparable de sa vocation. 28»

D’après l’enseignement de saint Josémaria, la centralité de l’Eucharistie dans la vie quotidienne du chrétien doit particulièrement se remarquer dans le soin de la liturgie eucharistique, dans la foi et dans l’amour avec lequel nous traitons Dieu et les affaires de Dieu.

« Je demande à tous les chrétiens de beaucoup prier pour nous, les prêtres, afin que nous sachions réaliser saintement le Saint Sacrifice. Je leur demande de montrer un amour si délicat pour la Sainte Messe qu’il puisse encourager les prêtres à la célébrer, élégamment, avec une dignité humaine et surnaturelle : avec des ornements impeccables, avec des objets consacrés au culte, avec dévotion et sans aucun empressement.

« À quoi bon être pressés ? Les amoureux le sont-ils à l’heure de se dire adieu ? On dirait qu’ils vont se quitter, et non, ils reviennent, une fois et encore. Ils se disent des mots qu’ils viennent de découvrir… Servez-vous de ces exemples d’amour noble et pur pour les affaires de Dieu. N’en ayez cure. Si nous aimons le Seigneur de notre cœur de chair, —nous n’en avons point d’autre—, nous ne serons pas pressés d’écourter cette rencontre, ce rendez-vous d’amoureux avec Lui. 29 »

Son exemple est désormais gravé dans la vie de ses filles et de ses fils dans l’Opus Dei. « Dès le début de son ministère sacerdotal, il s’est efforcé de ne donner aucune prise à la routine ou à la précipitation lorsqu’il célébrait le Saint Sacrifice, malgré le manque de temps habituel pour ses activités pastorales. Au contraire, il tendait spontanément à dire la Messe avec beaucoup de calme, en se plongeant dans chaque texte et dans le sens de chaque geste liturgique, au point que, pendant de nombreuses années, il dut s’efforcer positivement — en suivant ce qui lui était indiqué dans la direction spirituelle — à aller plus vite, afin de ne pas se faire remarquer et de se mettre au service des fidèles qui avaient moins de temps que lui pour assister à la Messe. C’est dans ce contexte-là qu’on doit comprendre ce qu’il écrivit en 1932, comme un soupir sorti de son âme : « Au moment de dire la Sainte Messe, les montres devraient s’arrêter. 30»

Tous ceux qui ont vu comment saint Josémaria disait sa messe sont unanimes à affirmer qu’il n’y a jamais eu quoique ce soit d’extraordinaire ou de singulier, bien qu’il était impossible de ne pas apprécier sa dévotion profonde31. Il nourrissait sa piété des textes liturgiques et elle était évidente dans une multitude de gestes, que la liturgie eucharistique prescrit elle-même, comme les baisers sur l’autel, symbole du Christ, les inclinations de la tête, les génuflexions posées avec lesquelles il adorait le Saint des Saints32. Il vivait la Sainte Messe et il apprit à tous à la vivre comme une rencontre très personnelle avec le Christ, notre Amour, et avec l’Église, qui est tout son Corps mystique : « Vivre la Sainte Messe, c'est demeurer continuellement en prière, avoir la conviction que, pour chacun de nous, il s'agit d'une rencontre personnelle avec Dieu: nous adorons, nous louons, nous demandons, nous rendons grâces, nous réparons pour nos péchés, nous nous purifions, nous nous sentons unis dans le Christ avec tous les chrétiens. 33» « L’intensité avec laquelle il s’unissait personnellement au Sacrifice du Seigneur dans l’Eucharistie, a atteint son sommet dans ce que je n’hésite pas à considérer comme un don mystique particulier et dont le Père lui-même parlait très simplement, le 24 octobre 1966 : « À mes soixante cinq ans, j’ai fait une merveilleuse découverte. J’aime énormément dire la Sainte Messe, mais hier j’ai eu un mal fou. Quel effort ! J’ai vu que la Messe est vraiment Opus Dei, un travail, le travail qu’elle demanda Christ en sa première Messe : la Croix. J’ai vu que la tâche du prêtre, la célébration de la Sainte Messe, est un travail pour confectionner l’Eucharistie. On y éprouve souffrance et joie et fatigue. J’ai éprouvé dans ma chair l’épuisement d’un travail divin. 34»

[…]

Grâce à l’Eucharistie, le chrétien peut vraiment être christophore, porteur du Christ, le Christ qui passe parmi les hommes. Saint Josémaria l’exprimait ainsi dans l’homélie qu’il prononça le 28 avril 1964, en la Fête-Dieu :

« La procession de la Fête-Dieu rend le Christ présent dans les villages et les villes du monde. Mais cette présence, je le répète, ne doit pas être l'affaire d'un jour, un bruit que l'on entend et qui s'oublie. Ce passage de Jésus nous rappelle que nous devons aussi le découvrir dans nos occupations habituelles. À côté de la procession solennelle de ce jeudi, il doit y avoir la procession silencieuse et simple de la vie courante de chaque chrétien, homme parmi les hommes, mais qui a reçu la grâce de la foi et la mission divine d'avoir à actualiser le message du Christ sur cette terre. Erreurs, misères, péchés ne nous manquent pas. Mais Dieu est avec les hommes et nous devons nous disposer de telle sorte qu'Il puisse se servir de nous et que son passage parmi les créatures soit permanent.

Demandons donc au Seigneur la grâce d'être des âmes eucharistiques, de nous aider à ce que nos rapports personnels avec Lui se traduisent par la joie, la sérénité, le désir de justice. Nous aiderons alors les autres à reconnaître le Christ, nous contribuerons à Le mettre au sommet de toutes les activités humaines. Ainsi se réalisera la promesse de Jésus: et moi, élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi.35 »

C’est dans l’Eucharistie que nous trouvons le principe qui donne un élan à l’évangélisation du monde, le fondement de l’efficacité de l’apostolat que réalisent les disciples du Christ36, greffés dans le courant de vie et d’amour de Dieu Un et Trine, ils tâchent d’accomplir, dans le Fils et par l’Esprit Saint, la volonté du Père qui veut que tous les hommes soient sauvés.

L’Eucharistie nous unit au Christ, au seul Pain que partagent tous les chrétiens, et de ce fait, elle nous unit entre nous et à Lui, en édifiant l’Église, comme un seul Corps. Aussi, en participant à la célébration eucharistique, « nous sentons-nous une seule chose dans le Christ, avec tous les chrétiens37 ». L’Eucharistie fait que nous soyons plus unis à toute cette famille de Dieu qu’est l’Église.

L’Eucharistie, en contenant le Verbe incarné, le crucifié qui est ressuscité et glorieux à la droite du Père, possède une efficacité salvifique qui transcende le temps et plonge dans la réalité eschatologique. « Pour le chrétien, fortifié par la manne impérissable de l'Eucharistie, le bonheur éternel commence dès ici-bas. Ce qui est vieux appartient au passé: laissons tomber ce qui est caduc; que tout soit nouveau pour nous: les cœurs, les mots et les actes.[…] C’est la Bonne Nouvelle, parce que, d'une façon ineffable, elle est pour nous une anticipation mystérieuse de l'éternité. 38»

« Jésus, dans l'Eucharistie, est le gage sûr de sa présence en notre âme; de sa puissance, qui soutient le monde; et ses promesses de salut, permettront que la famille humaine, quand viendra la fin des temps, demeure à tout jamais dans la maison du Ciel, autour de Dieu le Père, de Dieu le Fils et de Dieu le Saint-Esprit, Très Sainte Trinité, Dieu Unique. 39» Dans l’Eucharistie nous trouvons in nuce, de façon seulement amorcée, la réalisation du plan de salut universel de Dieu : avec le Christ ressuscité, la nouvelle création est aussi présente : « les cieux nouveaux et la terre nouvelle », la nouvelle humanité (cf.Ap 21, 1-7 ; 2 P 3, 13 ; Rm , 19-22). En effet, dans la transfiguration glorieuse de Jésus-Christ la rénovation eschatologique du monde est déjà inaugurée : dans le Seigneur ressuscité, l’eschaton — Celui qui représente les réalités ultimes — le huitième jour est déjà présent, l’éternité qui arrive dans le présent, pour nous donner un avant-goût de ce que nous trouverons dans la vie éternelle40.

C’est dans ce sens que nous pouvons dire que chaque célébration eucharistique est la Pâque, le passage de l’Église et de la création toute entière vers sa fin. Dans chaque Eucharistie, « Jésus, dans un geste de prêtre éternel, attire à Lui toutes choses, pour les placer, divino afflante spiritu, avec le souffle du Saint-Esprit, en la présence de Dieu le Père 41».

Notes

1. SAINT JOSÉMARIA ESCRIVA, Lettre, 2 février 1945. Par la suite, toutes les citations dont on ne relève pas l’auteur sont de saint Josémaria Escriva

2. Lettre, 11 mars 1940, n° 11.

3. Forge, n° 69.

4. ALVARO DEL PORTILLO, Prêtres pour une nouvelle évangélisation, en AA.VV. La formation des prêtres dans les circonstances actuelles, (11èmeSymposium international de Théologie de l’Université de Navarre, Pamplune 1990, page 995.

5. Cf. F.OCARIZ, La filiation divine, réalité centrale de la vie et des enseignements de mgr Escriva de Balaguer, en AA.VV., Mgr Josémaria Escriva de Balaguer et l’Opus Dei, 2èmeédition, Pamplune 1985, pages 175-214 ; C. FABRO, La tempra di un Padre della Chiesa, dans C.FABRO-S.GAROFALO-M.A. RASCHINI, Santi nel mondo, Studi sugli scritti del beato Josemaria Escriva, Milano 1992, pages 106-110.

6. Quand le Christ passe, n° 84-85.

7. Ibid., n° 87.

8. Ibid., n° 86.

9. Ibid.

10. Entretiens, n° 113.

11. Quand le Christ passe, n° 86.

12. Ibid., n° 88.

13. Ibid., n° 87.

14. Ibid.

15. À propos de ce désir de l’Église qui tient à ce que tous les fidèles participent consciemment, dévotement et activement au Sacrifice eucharistique, en s’offrant eux-mêmes avec le Christ et en offrant l’hostie immaculée, non seulement par les mains du prêtre, mais ensemble avec lui, cf. CONCILE VATICAN II, Const. Sacrosanctum concilium, n° 48 ; Const. Dogm. Lumen gentium, n° 11 ; Decr. Presbyterorum ordinis, 7 décembre 1965, n° 2 et n° 5 ; PIE XII, Litt.Enc. Mediator Dei : AAS 39 (1947) 555(556 ; PAUL VI, Enc. Mysterium fidei : AAS 57 (1965) 761 ; SCR, Instr. Eucharisticum Mysterium, 25 mai 1967, n° 3b et n° 3e ; JEAN-PAUL II, Lettre Dominicæ Cenæ, n° 9.

16. Quand le Christ passe, n° 94.

17. CONCILE VATICAN II, Const. Dogm. Lumen gentium, n° 34.

18. CONCILE VATICAN II, Decr. Presbyterorum Ordinis, n° 13.

19. Homélie, Prêtre pour l’éternité, 13 avril 1973, dans Aimer l’Église, Le Laurier.

20. ALVARO DEL PORTILLO, Entretien sur le fondateur de l’Opus Dei, réalisé par Cesare Cavalleri. Le Laurier.

21. CONCILE VATICAN II, Décret Presbyterorum ordinis, n° 14. Sur l’incidence de ce texte dans la prédication de saint Josémaria, cf. ALVARO DEL PORTILLO, Prêtres pour une nouvelle évangélisation, o.c., p. 995.

22. Chemin, n° 533.

23. Quand le Christ passe, n° 154.

24. Forge, n° 826. L’idée que la Messe se prolonge toute la journée durant, a été reprise très différemment au fil de l’histoire. Sur ce sujet on peut noter une syntonie entre l’enseignement de saint Josémaria et la doctrine de l’école de spiritualité française. Par exemple, F. Mugnier, dans la ligne d’auteurs tels que Bossuet, P.de Bérulle et Ch. de Condren, s’exprimait ainsi : « Faire ainsi de ma journée comme une messe en action, continuant, s’il se peut, la sainte messe quotidiennement entendue et pratiquée, ce devrait être la vie normale de tout chrétien » (F.Mugnier, Roi, Prophète, Prêtre avec le Christ, Paris, 1937, p. 215).

25. Lettre, 22 février 1945, n° 11.

26. ALVARO DEL PORTILLO, Entretien sur le fondateur de l’Opus Dei. O.c.

27. Homélie, Prêtre pour l’éternité, o.c.

28. Ibid.

29. Ibid.

30. ALVARO DEL PORTILLO, Prêtres pour une nouvelle évangélisation, o.c. p. 996

31. Cf. J.M. CASCIARO, Vale la pena, Tres años cerca del Fundador del Opus Dei : 1932-1942, 2èmeédition, Madrid 1998, pages 113-114. Voir aussi les témoignages sur les Articulos del Postulador, numéros 379-384.

32. Cf. Quand le Christ passe, numéros 85-91.

33. Ibid., n° 88. Saint Josémaria avait écrit quelques années auparavant : « Ne vous habituez jamais à célébrer ou à assister au Saint Sacrifice : faites-le, au contraire, avec la même dévotion que s’il s’agissait de la seule Messe de votre vie ; en sachant que le Christ, Dieu et Homme, Tête et Corps, et de ce fait, toute l’Église avec Lui, s’y rend présent. (Lettre, 28 mars 1955, n° 5) »

34. ALVARO DEL PORTILLO, Prêtres pour une nouvelle évangélisation, o.c. pages 996-997.

35. Quand le Christ passe, n° 156.

36. Le Concile Vatican II affirme explicitement que l’Eucharistie est « la source et le sommet de toute l’évangélisation » : Décret Presbyterorum Ordinis, n° 5 ; cf. Décret Ad gentes, 7 décembre 1965, n° 36.

37. Quand le Christ passe, n° 88.

38. Ibid., n° 152

39. Ibid., n° 153.

40. Cf. SAINT BASILE LE GRAND, De Spiritu Sancto, 27, 66 : SChr 17 bis, 237.

41. Quand le Christ passe, n° 94.

Article publié dans le n°28 de Romana (Janvier-juin 1999), p.148. On peut le trouver en son intégralité sur (romana.org).