Un chemin à travers le monde

Dans le recueil de textes de cette anthologie, à travers l’exemple de saint Josémaria, le lecteur peut découvrir une culture concrète de sainteté et engager ses pas sur ce nouveau chemin pour chrétiens, grâce à l’éclairage que jette saint Josémaria sur ce que Chesterton trouvait «énigmatique» dans l’Évangile et qui va lui permettre de lutter pour être saint et apôtre au cœur du monde moderne.

Il est plus dur de trouver un chemin à travers le monde que de le parcourir. «Réponse à Papini» de Wallace Stevens

Introduction générale

Ce fut en 1925 que l’écrivain anglais G.K.Chesterton, dans son oeuvre “L’homme éternel”, se concentra sur ce qu’il appelait les “énigmes” de l’Évangile. Et lorsqu’il contempla les trente mystérieuses années de la « vie cachée » de Jésus-Christ à Nazareth, il fit cette remarque :

De tous ses silences, c’est celui qui nous impressionne le plus par son immensité et par son originalité. Or, il ne s’agit pas d’une mise en scène pour prouver quelque chose. D’ailleurs, personne à ma connaissance n’a essayé de prouver quoi que ce soit avec cela. Ce n’est qu’un fait impressionnant, réellement impressionnant qui n’a rien à voir avec la popularité des fables. (1)

L’auteur des aventures du détective Père Brown, était loin de savoir que très bientôt un jeune prêtre espagnol de Barbastro, au nord est de l’Espagne, allait découvrir le sens profond de ces années tombées dans l’oubli en y trouvant le tracé modèle pour un chemin de sainteté dans l’Église catholique.

En effet, juste trois ans après, en 1928, Josémaria Escriva, jeune prêtre de 26 ans, perçut clairement quelle allait être la tâche à laquelle il allait consacrer sa vie : la recherche de la sainteté au travail, dans la vie ordinaire de tout un chacun, à l’instar des années que Jésus-Christ consacra à Nazareth à son métier de charpentier. Au regard de ce prêtre, ces années dont l’opacité avaient fait une telle impression sur Chesterton , étaient pleines de leçons lumineuses:

Je suis épris de toute la vie du Seigneur. Mais j’ai un faible particulier pour ses trente années de vie cachée à Bethléem, en Égypte et à Nazareth. Cette longue période, dont on parle à peine dans l’Évangile, comparée à celle de sa vie publique, peut paraître vide de sens à quelqu’un qui ne la regarde qu’en surface. Et, cependant, j’ai toujours dit que ce silence des premières années de la vie de Notre Seigneur est éloquent en lui-même et recèle une splendide leçon pour nous tous, les chrétiens. Ce furent des années d’un travail intense et de prière, des années où Jésus mena une vie courante, comme la nôtre, pour ainsi dire, qui était tout à la fois divine et humaine. Dans le silence de cet atelier méconnu, il fit tout à la perfection tel qu’il le ferait par la suite à la vue des foules. (2)

Cette nouvelle façon de chercher la sainteté serait dite «Opus Dei» (Œuvre de Dieu en latin) et se répandrait de par le monde. En 2002, ce jeune prêtre, dont nous vous présentons l’anthologie de ses écrits, est devenu saint Josémaria Escriva dans le calendrier liturgique. Né à Barbastro, dans la province d’Aragon, le 9 janvier 1902, Escriva y grandit, pour aller vivre, plus tard, à Logroño, en 1915, avec ses parents, lorsque l’entreprise de son père fit faillite. Inspiré par les traces sur la neige des pieds d’un carme déchaux, le jeune Josémaria comprit que Dieu voulait quelque chose de lui et pour s’y préparer, il intégra le séminaire local, où il poursuivit ses études qu’il compléta à Saragosse où il obtint sa licence en Droit Civil. (Par la suite, il serait docteur en Droit Civil et en Droit canonique)

En 1924, au décès de son père, Escriva qui n’avait pas encore été ordonné diacre, se trouva à la tête de sa famille, responsable de sa mère, de sa sœur et de son petit frère. Trois de ses petites sœurs étaient mortes quelques années auparavant. En mars 1925, il fut ordonné prêtre et après avoir travaillé pendant deux ans au diocèse de Saragosse, il partit à Madrid, avec sa famille, pour y achever ses études de Droit. À cette époque là, il fut l’aumônier d’une organisation caritative, il avait un travail intense dans les hôpitaux et dans les quartiers pauvres où il enseignait le catéchisme, confessait et entourait les mourants. Ce faisant, il demandait toujours au Seigneur de lui faire voir sa Volonté : en ces années, la clameur de Bartimée, l’aveugle de l’Évangile, — Domine, ut videam ! Seigneur, que je voie !— était sa prière constante. Presque un an après son arrivée à Madrid, le 2 octobre 1928, lorsqu’il était en retraite spirituelle, il vit finalement quelle était la tâche spirituelle que Dieu lui confiait. Ce fut le tournant décisif que prit sa vie. À partir de là, la biographie de Josémaria Escriva est inséparablement rattachée à l’histoire de l’Opus Dei.

En entendant Escriva parler de trouver Dieu dans les choses et les affaires du monde séculier, le lecteur peut se demander quel était « le monde » qu’il avait à l’esprit ? Quel était le monde qu’il connaissait ?

L’Opus Dei a vu le jour entre deux grandes guerres, au coeur de sombres événements et de changements dramatiques, à la fin des années 20. Des temps de transition et de tourbillons, de traditions délaissées et redécouvertes. En 1928, l’année où saint Josémaria fonda l’Opus Dei, ses contemporains et compatriotes, Salvador Dali et Luis Buñuel étaient affairés à leur film surréaliste, le Chien Andalou. Cette année-là, Sigrid Undset, une romancière norvégienne, convertie au catholicisme, auteur de Christine, fille de Lauvrans, reçut le prix Nobel de littérature. Un autre écrivain converti, lui aussi, achevait l’Adieu aux armes. Evelyn Waugh, dans son itinéraire de conversion au catholicisme, publiait son roman Grandeur et décadence.

Cette année-là, à Amsterdam, aux Jeux Olympiques d’été, le monde entier put admirer le nageur Johnny Weissmuller, futur fameux Tarzan, qui emporta deux médailles d’or. Juste un an après la fondation de l’Opus Dei, Maurice Ravel fut récompensé à Paris pour son fameux Boléro et, de l’autre côté de l’Océan, le Mickey Mouse de Walt Disney était à l’écran. L’année précédente, Charles Lindbergh, avait fait, en solitaire, le premier vol sur l’Océan, Fritz Lang, directeur de cinéma, avait créé son chef-d’oeuvre Métropolis et le film d’Al Jolson, Le chanteur de jazz, mit fin au cinéma muet en proclamant : « Vous n’avez encore rien entendu ».

Une année plus tard, l’effondrement catastrophique du Marché provoqua la Grande Dépression et en Italie, la signature des Accords du Latran délivra le pape de longues décennies « d’otage du Vatican ». Dans la péninsule ibérique, les tensions politiques précipitèrent l’Espagne dans une sanglante guerre civile qui allait toucher saint Josémaria de plein fouet.

Voilà, pour ainsi dire, le “monde” que connaissait saint Josémaria qui était loin de se trouver à l’écart de ces faits contemporains qu’il vivait en profondeur. Le journal qu’il tenait à partir de 1930 révèle qu’il était un lecteur assidu de la presse quotidienne.

Qui plus est, il perçut que c’était précisément ce monde là qui devait faire une place à la contemplation pour que chacun y trouve Dieu personnellement. Dans notre anthologie, au chapitre « Fils de Dieu », on peut lire le récit que saint Josémaria fit de la plus sublime oraison dont il profita. L’événement se produisit le 16 octobre 1931, pas très longtemps après la fondation de l’Opus Dei, dans les premières années de la seconde république, en Espagne. Et il faut souligner que cette intense prière eut lieu, non pas dans une église, ou au sommet d’une montagne, mais bel et bien dans un tramway, où saint Josémaria lisait son journal. Il n’a jamais oublié ce moment-là.

Ce qui nous frappe le plus cependant, en ces premières années de l’Opus Dei, c’est la foi de ce jeune fondateur. Lorsqu’il mit au monde une nouvelle institution, en cette période aux passions politiques exacerbées, avec une très grande audace et une très forte insécurité sociale, économique et culturelle, il fit face à de sérieux obstacles. Comme il le disait fréquemment, lorsqu’il commença l’Opus Dei, il ne comptait que sur la grâce de Dieu et sur un grand sens de l’humour. Au début, il fut incompris. La nouveauté de son message fit que d’aucuns le traitent d’hérétique et de fou.

Les vocations arrivaient au compte goutte et certains de ces premiers quittèrent l’Opus Dei, ou moururent prématurément. Et ce fut alors que se déclencha la guerre civile, en 1936. De ce fait, la poignée des premiers fut dispersée de par toute l’Espagne. La persécution religieuse en zone républicaine, qui provoqua la mort de milliers de prêtres et d’une douzaine d’évêques, força Escriva à se cacher au début de la guerre. Plus tard, en 1937, il put rejoindre la France, à travers les Pyrénées, pour aller s’installer à Burgos.

En 1939, à la fin de la guerre civile, l’unique centre de l’Opus Dei avait été bombardé et tout à fait détruit. À 37 ans, le fondateur reprit pratiquement au point de départ le travail interrompu par la guerre. Malgré tout, les écrits de cette période ne laissent percer le moindre découragement, mais bien plutôt la conviction inébranlable qu’il s’agissait d’une œuvre de Dieu et non pas la sienne. L’Opus Dei était appelé à grandir et à se répandre en long, en large et en travers dans le monde entier. De ces années de guerre, il en tira un fruit : son fameux ouvrage Chemin, un recueil de 999 points de réflexion et de prière, publié en 1939 et dont plus d’un million de copies furent vendues à l’époque.

Dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, saint Josémaria emménagea à Rome et la Ville Éternelle devint son foyer jusqu’à la fin de sa vie. La foi dont il fit preuve en Espagne, fut la sienne aussi à Rome. Avant qu’elle ne fût approuvée par le saint-siège et qu’elle ne trouve sa place dans la structure de l’Église, sa nouvelle organisation eût à surmonter les plus grandes difficultés canoniques et juridiques. Dans ces années d’expansion en Europe et en Amérique, afin de guider l’Opus Dei de par le monde sur cet itinéraire juridique et apostolique, Escriva, qui ne laissait pratiquement jamais voir à Rome, s’appuya moins sur ses propres talents que sur la force efficace de sa prière silencieuse, sur son travail serein et sur son sacrifice personnel. À son arrivée à Rome, il passa la première nuit dans un appartement de la Place de la Citta Leonina, — dans l’immeuble qu’occuperait par la suite le cardinal Ratzinger, futur pape Benoît XVI—, assis au balcon d’où il voyait le Vatican pour prier pour la personne et les intentions du pape Pie XII.

La façon dont on réagissait à Rome, dès qu’on avait à faire à l’Opus Dei, était peu encourageante et les premiers qui se sont entretenus avec des personnes haut placées au saint-siège, ont entendu qu’ils étaient arrivés avec cent ans d’avance. L’Opus Dei ne cadrait pas dans les schémas de l’époque. L’Église n’était pas prête pour une nouvelle vocation des laïcs à la sainteté, au cœur du bouillonnement quotidien de ce monde.

Cependant, tout arriva plus vite qu’on ne le prévoyait en 1940, car il ne fallut pas attendre un siècle pour que l’Opus Dei fût érigé en première « prélature personnelle », en 1982, par le pape Jean-Paul II. Une nouvelle juridiction pastorale de prêtres et de laïcs, sous l’autorité d’un prélat, sans limites territoriales. Et, bien avant un siècle, le fondateur était devenu saint. Encore une ironie de l’histoire.

Pour tout dire simplement, le message de l’Opus Dei qui est, selon son fondateur, aussi vieux que l’Évangile et tout aussi nouveau que l’Évangile suppose la redécouverte d’un vieux sentier mais est rattaché aux éléments les plus caractéristiques de la modernité : la valeur du travail humain, la recherche du sens dans ce monde sécularisé, la mise en valeur de l’homme courant et de son existence quotidienne.

C’est, en quelque sorte, la « popularisation » de la sainteté, non pas parce qu’elle est devenue plus facile, ni plus tire-au-flanc, mais parce qu’elle est proposée à chaque chrétien baptisé. Le message de saint Josémaria anticipe les propos de Jean-Paul II sur la sainteté chrétienne au début du troisième millénaire.

Cet idéal de perfection ne doit pas être mal compris, comme s’il n’était fait que pour une existence quotidienne réservée à quelques « héros hors du commun » au niveau de la sainteté. Les chemins de la sainteté sont aussi nombreux que la vocation personnelle de tout un chacun.

Je rends grâces à Dieu qui tout au long de ces années m’a permis de béatifier et de canoniser un grand nombre de chrétiens et parmi eux, beaucoup de laïcs qui ont atteint la sainteté dans les circonstances les plus banales. Le moment est venu de proposer à nouveau, de tout cœur et à tout le monde, ce niveau élevé de la sainteté de la vie chrétienne ordinaire : toute la vie de la communauté chrétienne et celle des familles chrétiennes doit avancer dans ce sens. (3)

L’Opus Dei pourrait donc être considéré comme une révolution démocratique dans le domaine de la sainteté. De fait, il y a un cardinal à Rome qui aime définir l’Opus Dei comme une « révolution ecclésiale à la française » puisqu’il est fondé sur l’idée que la sainteté n’est pas un privilège pour l’aristocratie ou l’oligarchie, mais une chance et un devoir pour tout chrétien.

On trouve dans l’ouvrage « Les sources du Moi : la formation de l’identité moderne », le philosophe canadien Charles Taylor, un chapitre fascinant intitulé « L’affirmation de la vie ordinaire » et cette affirmation est une réaction caractéristique moderne contre le sens croissant de l’aliénation du quotidien. La société séculière moderne, commerciale, industrielle, capitaliste, technique, a été démystifiée, vidée de tout sens surnaturel. Le monde n’est plus considéré comme une manifestation de la main aimante et transcendantale de Dieu. Et Taylor d’ajouter : « En contraste avec la plénitude de l’épiphanie, il y a le sens du monde qui nous environne, celui dont nous faisons l’expérience, en dehors de toute union, laissé à l’abandon et à la mort » (Charles Taylor. « Les sources du Moi »).

Et alors que cette vie quotidienne semble être dépourvue de tous sens spécifique, elle est, qu’elle le veuille ou non, le lieu où la plupart des gens y trouvera son sens. Par conséquent, dans le monde d’aujourd’hui, il y a le sentiment profond que la valeur d’une vie quotidienne doit être en quelque sorte rétablie. D’après le romancier américain Walker Percy, toutes les stratégies intelligentes conçues pour nous distraire du quotidien, les voyages, le sexe, les loisirs, la drogue, les nouveaux gnosticismes, l’art, les derniers gadgets, etc, sont voués à l’échec. L’ordinaire n’a pas d’échappatoire : nous sommes faits pour lui. Ces solutions, dit l’auteur de « Le Cinéphile », ne sont que des mensonges pour faire passer l’ordinaire. Elles demandent en fait ce que Nietzsche aurait appelé une « transmutation des valeurs ». Percy nous avoue que quant à lui « il prend un menu plaisir à cultiver l’ordinaire ». De fait, l’Opus Dei pourrait s’y retrouver: c’est une nouvelle façon de considérer les valeurs chrétiennes, un plaisir à cultiver l’ordinaire, qui n’est pas à fuir mais à accueillir. C’est dans son homélie « Aimer le monde passionnément » que saint Josémaria en parle : « Il n’y a point d’autre chemin, mes enfants, ou nous apprenons à trouver Dieu dans l’ordinaire de chaque jour, ou nous ne le trouverons jamais ».

Le monde a été partagé en deux dans une guerre entre le communisme et le capitalisme et dans ce contexte la question de la valeur du travail de l’homme est devenue une affaire centrale. C’est dans ce contexte contemporain que saint Josémaria propose une nouvelle façon de considérer le travail, radicalement opposée au matérialisme dogmatique prêché par Marx et au matérialisme pratique issu souvent des sociétés capitalistes. Il parle même concrètement d’un « matérialisme chrétien » (« Aimer le monde passionnément »).

J’avais l’habitude de dire aux étudiants et aux travailleurs qui m’entouraient dans les années trente qu’ils devaient matérialiser leur vie spirituelle. Je voulais les prévenir contre la tentation, aussi banale à l’époque que de nos jours, d’avoir une double vie.

D’un côté, la vie intérieure, d’amitié avec Dieu, de l’autre, comme quelque chose de séparé, de différent, leur vie professionnelle, sociale et familiale, tissée tous les jours de petites réalités terre-à-terre.. Nous pouvons ainsi parler correctement d’un Matérialisme chrétien, frontalement opposé à tous ces matérialismes qui aveuglent l’esprit.

Comme on peut le constater dans les paragraphes indiqués de ce volume : saint Josémaria était un écrivain de talent, plongé dans les classiques de la littérature espagnole, et avait un tempérament passionné d’artiste. Tout jeune, avant d’intégrer le séminaire, il rêvait d’être architecte et durant toute sa vie, il se plongea à fond, jusqu’aux plus petits détails, dans de différents projets de construction. Lors de son séjour à Burgos, pendant la guerre civile, il aimait prendre en exemple la crénelure de la cathédrale pour parler de l’esprit de l’Opus Dei à ses premiers disciples : ces bâtisseurs faisaient leur travail pour que seul Dieu le vît. Il suffirait de voir ses croquis de canards dans une bande dessinée que l’on conserve à Rome, pour déceler la spontanéité artistique de sa personnalité. Ceci étant, on n’est plus surpris à l’entendre parler si aisément du défi des chrétiens, son discours est très beau. Il dit dans l’homélie « Aimer le monde passionnément » que la vocation chrétienne consiste à faire, avec la prose du quotidien, des alexandrins. C’est dans ce sens qu’il interprète chrétiennement ce que le poète Wallace Stevens (1879-1955) écrivit : « Les grands poèmes du ciel et de l’enfer ont déjà été écrits alors que le grand poème de la terre reste encore à écrire ».

On peut dire que pour saint Josémaria, le chrétien est appelé à faire ce que fit Wermeer dans le domaine de la peinture : faire en sorte que la matière de tous les jours, la routine, le fait banal, devienne un chef d’œuvre divin.

Bien que le message de l’Opus Dei interpelle fortement la sensibilité moderne, au bout du compte, il n’appartient à aucune période, à aucune culture, comme il en est de la vie ordinaire elle-même, qu’elle soit ancienne ou moderne. Ce message n’est pas réellement nouveau, et ne vieillira jamais.

Il s’adresse à la condition humaine : aux hommes et aux femmes qui vivent dans un monde réel, avec leurs obligations, leurs soucis et leurs joies. Les termes de ce message — le monde, le travail de tous les jours, la famille—, peuvent tout aussi bien être applicables à Adam et à Ève qu’à tous leurs descendants. De fait, saint Josémaria tourne notre regard vers un aspect de la vie au Jardin d’Éden qui n’a pas été banalisé : au « Paradis », Adam et Ève n’avaient pas la vie facile. Il y avait aussi un travail à faire. Tout comme les oiseaux volent et que les poissons nagent, l’homme travaille. Saint Josémaria nous empêche d’oublier que tout compte fait, l’homme fut placé par Dieu dans ce jardin pour qu’il le cultive, pour qu’il y travaille.

Cette idée de la vie courante et du travail quotidien dans le dessein originel de Dieu fut réaffirmée par l’humanité rachetée par Jésus-Christ qui passa la plupart de sa vie à Nazareth pour nous en laisser l’exemple. En travaillant, en se fatiguant, en achetant, en vendant, il éleva les réalités humaines à un ordre supérieur. Le film « La Passion du Christ », aux scènes dures de la flagellation, a été très critiqué or, on y trouve une scène qui rappelle la sensibilité de saint Josémaria, elle pourrait être à même d’illustrer ses homélies, il s’agit du flash-back où l’on voit Jésus qui plaisante avec Marie, sa Mère, tout en mettant d’aplomb la table en bois qu’il a faite. Cette scène reflète un mode de vie à la portée de n’importe quel chrétien.

C’est la vie de la plupart des premiers chrétiens dont saint Josémaria se servait pour parler de l’Opus Dei et que « L’épître à Diognète », document anonyme du début du 2ème siècle, décrivait ainsi:

« Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. Ce n’est pas à l’imagination ni aux rêveries d’esprits agités que leur doctrine doit sa découverte ; ils ne se font pas, comme tant d’autres, les champions d’une doctrine humaine. Ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, qu’ils soient Grecs ou étrangers. Et, cependant, il y a quelque chose d’extraordinaire dans leur vie.

Ce message toujours actuel de nos jours, bien que durant des siècles on l’ait oublié et que, dans les années 30, il ait été mal perçu, est proclamé par l’Église catholique dont le catéchisme l’énonce ainsi: “Tout chrétien, quel que soit son état de vie, sa façon de vivre, est appelé à la plénitude de la vie chrétienne et aussi à la perfection de la charité. Tous sont appelés à la sainteté: “Soyez donc parfaits comme mon Père du Ciel est parfait”. (4)

Le fondateur de l’Opus Dei n’a pas connu ce Catéchisme et il n’a pas connu non plus l’Opus Dei érigé en « Prélature personnelle » en 1982, mais il est arrivé à voir comment ce message et tout particulièrement son enseignement sur la vocation des laïcs ont été accueillis par l’Église au concile Vatican II:

« La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs et travaux du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. À cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. […]

Si donc, dans l’Église, tous ne marchent pas par le même chemin, tous, cependant, sont appelés à la sainteté et ont reçu une foi qui les rend égaux dans la justice du Christ. […]

En effet, toutes leurs activités, leurs prières et leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale, leurs labeurs quotidiens, leurs détentes d’esprit et de corps, si elles sont vécues dans l’Esprit de Dieu, et même les épreuves de la vie, pourvu qu’elles soient patiemment supportées, tout cela devient « offrandes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus Christ » (cf. 1 P 2, 5), et dans la célébration eucharistique, rejoint l’oblation du Corps du Seigneur pour être offert en toute piété au Père. C’est ainsi que les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même, rendant partout à Dieu par la sainteté de leur vie un culte d’adoration ». (5)

Lorsque saint Josémaria lut tout cela dans les années 60, il comprit que le message de l’Opus Dei était confirmé comme étant l’un des piliers d’une nouvelle culture de la sainteté pour l’Église dans le monde moderne.

Dix ans plus tard, après avoir passé 50 ans à baliser ce nouveau chemin de sainteté, son cœur s’arrêta le 26 juin 1975.

Après sa mort, presque le tiers de l’épiscopat mondial s’adressa au Saint-Siège pour demander l’ouverture de son procès de béatification. Il fut béatifié en 1992. Dix ans plus tard, en 2002, Jean-Paul II le canonisa devant une foule de plus de 300.000 pèlerins qui remplissaient la place Saint-Pierre et la Via della Conciliazione. Dans son homélie, le pape l’appela « le saint de l’ordinaire ». « Que ta vie ne soit pas une vie stérile, sois utile, laisse ton empreinte ». Ces premiers mots du premier point de Chemin que saint Josémaria avait adressés au monde entier montrent combien il avait gravé tout cela au plus profond de son cœur.

***

À partir des années soixante, saint Josémaria a mené une vie calme. Il était un des premiers saints des temps modernes, un saint de l’ère des avions, de la radio, de la télévision, des vidéos. Aussi, avons-nous, plus que pour les saints de tous les temps, d’abondants documents filmés, enregistrés. À la fin de sa vie, sa vie publique fut plus présente. En 1968, il publia Entretiens, un recueil d’interviews avec l’homélie « Aimer le monde passionnément ». Au début des années soixante-dix, il séjourna en Espagne, au Portugal et en Amérique Latine et ses réunions purent être filmées. Deux ans avant sa mort, il publia Quand le Christ passe , recueil d’homélies pour le cycle de l’année liturgique. Et, rien de surprenant à cela, comme il avait beaucoup écrit, à ce matériel abondant, vint s’ajouter la publication posthume d’une série d’homélies Amis de Dieu.

Saint Josémaria, auteur prolixe, n’a pas écrit de traités systématiques. En revanche, on trouve parmi ses publications une grande variété d’écrits : presque un demi siècle de lettres, de journaux, de dévotionnaires, d’homélies, d’entrevues : de ce fait, une anthologie comme celle-ci est spécialement utile parce qu’elle fait le commentaire de textes essentiels qui proviennent d’un domaine très vaste de sources que l’on a désormais rassemblées

Pour arriver à nos fins, nous avons suivi beaucoup de critères.

Nous avons essentiellement fourni un grand effort pour capter l’essentiel de la pensée de saint Josémaria qui est unique et pour saisir ce qui est caractéristique dans son enseignement. Comme il fallait s’y attendre, Escriva avait abondamment écrit et prêché sur tous les sujets traditionnels de la spiritualité chrétienne. Grand nombre de ces écrits sont réellement très beaux, et plusieurs sont inclus ici, mais nous avons fait le choix de ceux que lui seul, pour ainsi dire, était à même de pouvoir écrire.

En nous focalisant sur les textes les plus vastes, nous avons inclus des paragraphes plus brefs de certains points de Chemin, Sillon et Forge, afin d’accentuer davantage la personnalité de saint Josémaria. Les homélies publiées qui sont ses œuvres les plus formelles peuvent masquer parfois sa vivacité, percutante dans ses films, et dans ses écrits plus familiaux. Des sélections plus courtes, très expressives, pleines de nuances, directes, nous montrent son sens de l’humour et son enthousiasme pour les petites choses.

Les chapitres, répartis en cinq sections, ont été ordonnés selon une thématique spécifique. Les deux premiers chapitres empruntent leur titre à deux homélies importantes de 1967, « Aimer le monde passionnément » et « Vers la sainteté ». Tous les deux traitent de la sainteté dans les choses de tous les jours, le premier par rapport à la relation du chrétien au monde, de deuxième, par rapport à la relation intime des chrétiens avec Dieu. Les deux expriment le cœur de son message : un nouveau chemin pour arriver à la sainteté au cœur du monde. Ils sont comme une introduction idéale, comme un coup d’œil sur l’esprit de saint Josémaria.

Le groupe de chapitres suivant traitent de l’amour central de la vie de saint Josémaria : Jésus, la Très Sainte Vierge et Saint Joseph ainsi que des grands thèmes de la spiritualité de l’Opus Dei : la filiation divine, la vie contemplative au cœur du monde, l’Eucharistie (« Centre et racine de la vie intérieure », comme saint Josémaria se plaisait à dire) et la prière.

Bien entendu, pour saint Josémaria, l’intime union avec Dieu et la sainteté héroïque sont à chercher dans les situations concrètes, au quotidien, au jour le jour, et les autres chapitres concernant des sujets comme le travail, la vie en famille, l’amitié et l’apostolat, la charité chrétienne et la souffrance, considèrent la façon dont un fils de Dieu doit vivre toutes ces réalités dans un esprit réellement contemplatif, en faisant de toute sa journée une prière.

L’avant dernier groupe de chapitres — Liberté, Joie et Lutte intérieure— portent sur des sujets plus ou moins tangibles et très importants. Il s’agit de saisir la teinte spirituelle concrète, le style de vie sur lequel saint Josémaria centra son effort.

La sélection finale est faite de trois chapitres, trois textes superposés qui nous livrent le sens de la vie d’un chrétien : en tant que chrétien dans l’Église, en tant que membre de l’Opus Dei, et comme une âme devant un Dieu qui l’aime paternellement. Le dernier de ces chapitres ouvre une lucarne sur la vie intime d’oraison de saint Josémaria, c’est le seul autoportrait d’un saint qui se voit comme un petit âne.

***

Cet ouvrage n’est ni une biographie ni une étude académique : il ne s’agit que d’une anthologie, d’une présentation choisie des paroles de quelqu’un. Au fil des pages, cependant un ensemble a pris forme. Le produit final est, en quelque sorte, une esquisse non seulement de saint Josémaria en tant qu’auteur et de sa personnalité, mais aussi d’une nouvelle façon de vivre. En effet, les chrétiens sont tenus de chercher la sainteté dans leur travail ordinaire dans le monde, et c’est saint Josémaria qui s’est senti appelé par Dieu pour rendre cela possible. Tout compte fait, dans les propos de saint Josémaria nous pouvons le voir et l’écouter, connaître ce qui était sa raison de vivre. Cela s’impose à nous puisqu’il qui parlait fréquemment de faire l’Opus Dei en étant lui-même Opus Dei.

De ce fait, tout portrait de saint Josémaria est forcément un portrait nucléaire de l’Opus Dei.

Dans le recueil de textes de cette anthologie, à travers l’exemple de saint Josémaria, le lecteur peut découvrir une culture concrète de sainteté et engager ses pas sur ce nouveau chemin pour chrétiens, grâce à l’éclairage que jette saint Josémaria sur ce que Chesterton trouvait « énigmatique » dans l’Évangile et qui va lui permettre de lutter pour être saint et apôtre au cœur du monde moderne.

Notes

(1) Gilbert K. Chesterton, “L’homme éternel”

(2) Saint Josémaria,

(3) Novo Millenio Ineunte, 31.

(4) Catéchisme de l’Église catholique, n. 2013

(5) Lumen Gentium 31, 32, 33.